Tuesday, March 08, 2005

Une interview de Monsieur Candido

Un avis différent...

Le P’tit Journal : Monsieur Candido, un grand merci d’avoir accepté de nous recevoir . Vous êtes le représentant…
Mr Candido : Veuillez m’excuser, mais je vous arrête tout de suite : qui que ce soit qui emploie mes services, il est clairement stipulé dans les termes de mes contrats que je reste essentiellement un consultant indépendant puisque mon expertise est précisément l’application de ma Libre Pensée et de ma libre expression. Je désire donc rester Candido, sans autre affiliation.
PJ : Bien, bien ! alors, peut-être devrions-nous entrer directement dans le vif du sujet… Mr Candido, vous venez de passer plusieurs mois comme observateur au Maniéma et au Katanga, dans l’est du Congo, où vous vous êtes penché sur les ONG internationales et leurs interventions d’urgence dans les domaines de..
C : Je me dois de vous interrompre car vous êtes très mal parti : il n’y a plus d’urgence dans ces provinces du Congo. La guerre y est finie, il n’y a ni bombardement, ni razzia, ni mines antipersonnel. On ne doit pas y recoudre des membres déchiquetés, on ne viole plus (en tous cas pas plus que dans toute ville civilisée), la nature est luxuriante et généreuse de toutes ses richesses alimentaires, le climat est idyllique et la vie y est moins chère que partout ailleurs, sauf peut-être en certains provinces reculées de Nouvelle-Guinée. Alors, je vous en prie, ne parlons pas d’urgence.
PJ : Mais,…mais pourtant…, Mr Candido,… vous parlez de richesses alimentaires … mais les enquêtes des ONG spécialisées rapportent une taux de malnutrition sévère de plus de …
C : Je vous en prie, ne citez pas de chiffre. On fait dire aux chiffres tout ce qu’on veut, et son contraire… Mais permettez-moi de prendre votre balle au bond : il n’y a pas d’ ONG ‘’spécialisées en nutrition’’. On fait dire ce qu’on veut à des enquêtes de terrain déléguées à des catéchistes débrouillards qu’on a formés en un jour à des méthodes, au départ mal lues, dans des livres de références générales, par des personnes incompétentes.
PJ : Mr Candido, est-ce bien élégant à vous de faire ici le procès..
C : Je ne fais, croyez-moi, le procès de personne. Le système est ainsi fait, et chacun tente d’agir de son mieux. Je réponds seulement à vos assertions en disant ma vérité. Les taux de malnutrition n’ont très vraisemblablement pas changé depuis 1965, à l’exception de quelques pics locaux et temporaires correspondant à des périodes de disette ou à des flambées de troubles civils et tribaux. Et même, il faut sérieusement se demander dans quelle mesure ces pics ne sont-ils pas simplement l’effet d’une attention, momentanément plus éveillée, des équipes d’enquêtes ? D’ailleurs, seule l’absence d’enquête de ce genre avant 1965 nous empêche d’affirmer ce qui est le plus vraisemblable : que ces taux de malnutrition étaient tout aussi élevés sous l’époque coloniale. Mais ne m’interrogez pas sur les causes profondes de la malnutrition : mon goût pour la vérité me ferait partager mes convictions sur ce sujet. Elles sont assez pessimistes et je ne désire pas faire de la peine à mes hôtes congolais qui m’ont reçu si chaleureusement, comme toujours.

PJ : … ?… Bon, peut-être devrions –nous laisser là la nutrition, car vous semblez avoir sur le sujet des opinions bien arrêtées ! Dites-nous plutôt, Monsieur Candido, comment avez-vous apprécié le travail des ONG humanitaires que vous avez visitées sur le terrain ?
C : Un grand travail, un beau travail ! Une genèse impressionnante, n’ayons pas peur des mots ! Toute cette jeunesse européenne en pleine métamorphose, tout ce grouillement de chrysalides informes en train de mûrir au soleil d’Afrique ! quelle force, quelle promesse pour le vieux continent qui, là bas, se meurt dans ses pains et ses jeux, ses hamburgers et ses ‘reality games’…
PJ : eh…, mais…, Mr Candido, pouvez-vous nous parler des ONG que vous avez été voir sur le terrain de leurs activités ?
C : Pour sûr ! mais je n’ai pas bien la mémoire des noms, il faut m’en excuser. Et d’ailleurs c’est mieux de rester impartial dans la discrétion. Nous dirons donc que j’ai principalement visité Motards du Monde et Amateurs Contre la Faim, mais aussi Anorexiques sans Frontières et Bricoleurs en tous genres.
PJ : Monsieur Candido, cette fois je vous arrête ! vous vous montrez tout bonnement agressif !
C : Que du contraire, c’est un simple constat, fait d’un œil calcaire et exprimé sans jugement aucun, si ce n’est sans émotion car cela m’attriste personnellement. J’ai longtemps encouragé moi-même les jeunes européens et américains à partir quelques années en Afrique pour s’ouvrir à d’autres réalités tout en rendant service. A cette époque un grand nombre de villages africains étaient paralysés par l’analphabétisme et par leur manque de conscience de l’existence de mondes extérieurs à leur tradition. La simple présence d’un coopérant de bonne volonté était pour beaucoup une opportunité d’éveil et l’occasion de s’ouvrir à d’autres possibles, tout en apprenant des rudiments de choses utiles.
Mais aujourd’hui le contexte est tout différent : de très nombreux congolais savent lire et écrire, beaucoup parlent plusieurs langues, dont l’anglais. Partout on peut rencontrer des techniciens et des spécialistes, formés et compétents. Ce que les congolais demandent à l’Europe, aujourd’hui, c’est le progrès : une familiarisation avec les outils les plus performants dans les domaines de la technologie, de la méthode, de la gestion.
Bien sûr, leur chaleur humaine et leurs liens d’amitié avec l’Europe feront que les jeunes blancs seront toujours les bienvenus pour venir apprendre et grandir en se frottant à l’école de la brousse. Mais les africains ont maintenant bien compris que cela c’est leur cadeau à notre jeunesse. Et ils sont de plus en plus nombreux à ne pas comprendre comment nous osons le leur présenter comme notre soutien à leur développement. Beaucoup même se plaignent ouvertement de voir les ONG leur envoyer des cadres psychologiquement immatures, techni-quement incompétents et totalement ignorants des réalités africaines. Ces opérations, dites ‘humanitaires’ sont alors un déguisement politique de stages techniques, de thérapies comportementales, de voyages d’éveil à la différence… Très bien ! mais alors les cadres congolais sont les artisans d’un genre très neuf et très exclusif de tourisme intelligent . Ne devraient-ils pas être payés en conséquence ?
PJ : Vous êtes en pleine provocation ! Que préconisez-vous ? De supprimer les ONG ?
C : Mais pas du tout ! simplement d’engager des gens dont l’expérience et la maturité correspondent aux défis et aux difficultés de la tâche. Et dont les diplômes vont un petit peu au-delà d’un visa de sortie d’Afghanistan… Tout va très bien, tout le monde s’amuse, mais on s’est trompé de partie. Ou alors on n’a pas lu les règles du jeu ?
PJ : Donc, si je vous comprends bien, pour améliorer les opérations (qui ne sont pas d’urgence !) vos observations vous poussent à proposer de changer complètement le mode d’affectation des contrats d’aide humanitaire et surtout les règles de recrutement du personnel expatrié ?
C : Oui.
PJ : En dehors de cette mesure quelque peu drastique, avez-vous autre chose à suggérer ?
C : Bien sûr. ‘’Il faut être deux pour danser le tango ! ’’ Il n’y aura pas d’aide humanitaire efficace (ni d’ailleurs de coopération au développement) sans un changement symétrique du côté des congolais.
PJ : Mais… vous venez de mettre la responsabilité au compte des ONG !
C : Une part des responsabilités, oui. Et alors ? parce que vous pouvez faire mieux, les autres seraient parfaits ? étonnante logique manichéenne…
PJ : Que reprochez-vous aux congolais ?
C : Mais rien du tout ! Quand donc quitterez-vous cette dialectique de culpabilité ? La vie est ainsi faite que des forces convergentes entrent en compétition. Il n’y a là ni bien ni mal et certainement aucune matière à jugement de valeur puisque les valeurs changent avec les systèmes de références culturelles, locaux ou régionaux. Tout ce que je demande c’est qu’on cesse d’entretenir des clichés qui arrangent tout le monde, de part et d’autre, mais qui ne sont que des travestis de la réalité. En bref, qu’on cesse de mentir !
PJ : Exemple ?
C : Dans toutes les conversations, dans les rapports, dans les études de synthèse même, on généralise en parlant de ’congolais’ et tout le monde semble accepter que ce terme ramène à la population que nous sommes sensés aider, dans son ensemble. Il n’y a rien de plus faux.
PJ : Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?
C : Oui, si vous acceptez une approche par analogie. Les ONG aujourd’hui, comme hier les coopérations bilatérales et internationales, et comme avant-hier les puissances coloniales, et comme, de tous temps, les forces impériales (romaines, musulmanes, mogholes, américaines,…), ces ONG, donc, ce sont en fait des occupants. Dans tous ces exemples historiques, il y a interférence avec les structures traditionnelles, au nom d’une supériorité supposée et d’un pouvoir certain. En ce faisant, les occupants suscitent, dans la population, deux réactions très différentes : les résistants et les collaborateurs. Tous ceux qui parlent le français et qui, à travers leurs études, qu’ils ont généralement faites dans des institutions religieuses d’inspiration chrétienne, ont été familiarisés avec les idées ou tout au moins le vocabulaire des européens, sont tentés de se lier avec l’occupant pour profiter de son pouvoir et des ressources qu’il est capable de mobiliser. Et, évidemment, ce sont ceux-là qui ont des rapports avec les étrangers et donc qui sont fréquentés, appréhendés, écoutés, compris et décrits comme la population type du pays.
Pendant ce temps, les autres regardent ces mêmes étrangers avec beaucoup d’incompréhension, une crainte certaine et un peu de répugnance face à des êtres si différents. On peut les décrire comme des résistants : ils ne parlent pratiquement que leurs langues et le kiswahili, ils maintiennent leurs traditions animistes, sont très peu perméables aux idées extérieures et, d’une façon générale, ils évitent autant que possible les étrangers. Bien sûr ils se méfient des autres, ces ‘collabos’ qui frayent au contraire avec l’étranger.
Faut-il vraiment rappeler, pour souligner l’analogie, la période de 1940 à 1955 en Europe ? La dichotomie résistants/collabos ? Faut-il rappeler l’accueil aux troupes américaines, les filles qui se disputaient les bas nylon, les gamins qui hurlaient pour recevoir des paquets de chewing-gum. ‘‘Olélé ! les blancs’’ disent les enfants Katangais aujourd’hui… ‘’donne les makutas’’ … ou, à défaut, des bonbons, ou n’importe quoi, mais donne !
Trop difficile d’évoquer cette période avec le recul nécessaire ? Alors une autre analogie, encore plus criante : ‘nos amis Libanais’. Les chrétiens du Liban, francophones, éduqués dans les écoles chrétiennes. L’élite du pays ? C’est souvent le perception, vu d’Europe. Vu du Liban, ils seraient plutôt de vrais collabos. Ils ont profité de leur association à la France mais, depuis, sont toujours restés assis entre deux chaises, enviés par les autres comme des nouveaux riches, mais aussi méprisés souvent comme des apostats, voire des traîtres. Très exactement la déchirure sociale que j’évoque aujourd’hui au Congo. Vous pensez que j’exagère ? croyez-vous vraiment que j’aurais pu tenir ce langage au Liban avant leur guerre civile ? Non, bien sûr, cela eût été totalement ‘incorrect’. A quand la guerre civile au Congo ?
PJ : Monsieur Candido, nous comprenons bien votre analyse psychosociale, très probablement pertinente, mais quelles conclusions pratiques en tirez-vous ?
C : C’est pourtant clair, non ? Les ONG croient travailler pour les populations mais elles ne s’adressent qu’à une petite minorité, à une classe sociale qui n’est qu’un épiphénomène. Leurs contacts leur donnent une image tout à fait distordue de la réalité locale. La masse populaire n’entend rien, ou presque, du discours d’aide humanitaire, qui d’ailleurs ne l’intéresse pas. Les vrais acteurs économiques populaires, les agriculteurs et les petits commerçants, sont déjà bien occupés à reconstruire leurs schémas de ‘sécurité alimentaire’ et de ‘reconstruction du tissu économique’. Ils n’ont, pour cela, attendu aucune semence importée mal adaptée à la région, aucune aumône de quelques houes ou arrosoirs en plastique. Trop d’efforts, trop de temps, trop de dignité perdue pour des cadeaux de trop peu de valeur. Ils se sont mis à la tâche, avec leurs moyens très limités mais aussi avec leur connaissance confirmée des plantes et des sols de leurs villages. Pendant ce temps, les autres (‘nos amis’) construisent, lentement mais sûrement, une petite classe de profiteurs, d’assistés professionnels, pour qui tout est bon, tout fait eau au moulin : quelques conseils, deux adresses, 50 grammes de semences de choux pommés, un vélo. Des mendiants, quoi ! et petits avec çà.
PJ : Donc ?
C : Donc, il faut cesser de traiter avec ces faux représentants, avec ces vrais mendiants, avec ces collaborateurs et ces profiteurs, qui bien sûr n’ont plus d’énergie pour être en plus des entrepreneurs ! Il faut les désigner par leurs noms. Il faut que les cadres des ONG, souvent trop verts en Afrique, soient prévenus et cessent de les prendre au sérieux. Il faut apprendre le kiswahili, la seule langue de commerce parlée par presque toute la population. Il faut faire confiance aux jeunes débrouillards et aux villageois qui, de leur propre initiative, relancent l’agriculture et l’économie.
Il faut, bien sûr, accepter la politesse traditionnelle de la palabre, mais ne croire qu’aux faits. Et surtout, surtout, il faut reconnaître et potentialiser les aptitudes des techniciens congolais compétents, en les payant assez pour contribuer à créer la classe moyenne qu’ils représentent déjà. Plutôt que de les scandaliser, eux et leurs amis, en les mettant sous les ordres de jeunes filles et de jeunes gens qui ne connaissent rien à leur métier. Quand pourrons-nous espérer que les ONG servent au moins à constituer un réservoir de techniciens locaux et à leur donner les références qui leur permettront d’être envoyés, en coopération Sud-Sud, dans des projets d’urgence en d’autres pays d’Afrique ?
PJ: C’est bien vrai que beaucoup en Afrique appellent cette étape de tous leurs vœux et nous pensons nous aussi, au Petit Journal, que votre conseil devrait être entendu. Mais dites-nous : en dehors des membres opérationnels des ONG et de leurs interlocuteurs locaux préférés, qui d’autres aimeriez-vous voir disqualifiés ?
C : Eh bien, je ne vais pas vous décevoir : il est, en effet, un troisième groupe que j’aimerais voir passer aussi tôt que possible au septième rang. C’est vous qui avez évoqué, il y a quelques minutes, la Sécurité Alimentaire. Dès qu’on en parle au Congo, on se voit proposer des contingents d’agronomes congolais plus expérimentés les uns que les autres. Le malheur est que l’agronome congolais, dans la grande majorité des cas (que les autres, de vrais artistes, me pardonnent !), a déjà fait tous les efforts que sa vie lui permettait : il a obtenu son diplôme. Et sa vie s’est arrêtée là ! Depuis, tout lui est dû : le salaire, les avantages, l’honorabilité et la dîme sur les productions agricoles ! Vous pensiez qu’il avait la fierté de son métier, le respect de la Nature et l’art de l’apprivoiser pour le bien-être des petits d’hommes ? Détrompez-vous : le vocabulaire académique cache mal une totale absence d’esprit d’entreprise. Les risques, c’est son Papa qui les a pris, en lui payant des études qui lui ont ouvert le cadre des fonctionnaires d’état. Depuis, sa vie s’est arrêtée. Ce sera, ce soir, ma dernière requête : pour le succès des opérations de développement rural, laissez-les dormir ! Demandez à vos cadres congolais de sélectionner plutôt quelque agriculteur qui ait montré de l’initiative et du succès, dans le contexte de sa production, dans son village. Lui, pourra dynamiser ses amis et ses voisins, et leur apprendre les techniques que vous aurez systématisées ensemble.
PJ: Monsieur Candido, au travers de votre spontanéité quelque peu déroutante au premier contact, nous pensons avoir compris votre position. Est-ce là votre dernier mot ?
C : Certainement pas ! Vous m’avez invité, ce n’est pas pour me couper la parole justement quand j’ai envie de dire quelque chose, à la place de répondre sans fin à vos questions !
PJ : Dites, dites, je vous en prie.
C : Amis africains et amis qui vous faites suer dans les ONG, je vous admire, mais méfions-vous de l’homme, de nous-mêmes, de nos perceptions, et surtout, de nos certitudes… Si nous en avons, dans un recoin de notre cerveau, elles sont certainement venues se cristalliser là pour nous protéger, nous et nos faiblesses.
Tentons donc toujours de donner la parole au paradoxe, au contraire de ce qui nous semble évident. Ainsi, nous aurons, au moins, la certitude d’avoir connu la conviction de quelqu’un, aussi humain que nous-mêmes, que nous n’avions pas encore rencontré. Peut-on l’appeler notre ange gardien ?
Je vous assure de ma sympathie et je souhaite à toute l’Afrique, et aux jeunes européens, des lendemains généreux et luxuriants.

Kongolo, le 24 avril 04
LB & FF.

Louis Boël est ingénieur agronome tropical (Louvain 1969). Françoise Falaise est nutritionniste (Louvain 1967). Ils font équipe depuis plus de 15 ans, en Afrique et en Asie, indifféremment en Nutrition ou en Aquaculture, sur des projets tant privés que de coopération au développement. Ils ont travaillé de novembre 2003 à août 2004 en République Démocratique du Congo sur des projets d’urgence humanitaire : nutrition thérapeutique et sécurité alimentaire.
Ils sont très intéressés à participer à une réflexion sur des voies alternatives de développement en Afrique, et sur toute approche d’un dialogue Nord-Sud qui s’appuierait sur des paradigmes moins euro-centristes.

© Louis Boël & Françoise Falaise